Interview de Marshall Rosenberg

Interview par Laurent Montbuleau

Traduction : Anne Bourrit

 

Comment vous est venue l’idée de créer la méthode de la Communication NonViolente, quel est votre parcours ?

J’ai commencé mon parcours en grandissant dans un environnement extrêmement violent, à Détroit aux États-Unis. Nous vivions au milieu d’émeutes raciales, et dans notre voisinage, 30 personnes ont été tuées en l’espace d’une semaine. À l’école, je me rendais compte aussi que mon nom de famille était le stimulus de pas mal de violence. C’est pourquoi depuis très tôt, j’ai été intéressé à ce qui amène les gens à blesser d’autres gens. Et en même temps, déjà à cet âge, j’avais l’occasion de rencontrer des gens qui fonctionnaient exactement à l’inverse. Par exemple, un de mes oncles venait tous les soirs aider ma mère s’occuper de ma grand-mère qui était paralysée, et je le voyais agir avec chaleur et compassion. Ce qui fait que d’un côté, j’avais la représentation de l’entraide et dans la rue, je voyais la violence à l’état brut. Et depuis lors, au fil des années, j’ai tenté de faire tout mon possible pour faire la différence entre ces 2 manières de vivre. En somme pour définir ce qui amène certaines personnes à prendre du plaisir à être violent vis-à-vis d’autrui, et ce qui amène d’autres personnes à prendre du plaisir à contribuer au bien-être d’autrui. J’ai fait tout mon possible pour apprendre tout ce que je pouvais à propos de ces questions et j’offre aux gens ce que j’ai appris.

 

Vous avez été formé par Carl Rogers à son approche de l’écoute ?

Lorsque j’étais sur le point d’obtenir mon diplôme à l’université, Rogers est arrivé pour faire partie du corps enseignant, ce qui fait que j’ai suivi un de ses cours en psychothérapie. Mais le plus important, c’est qu’après l’obtention de mon diplôme, il m’a demandé de faire partie d’une équipe de recherche. Il avait demandé à des personnes qui pratiquaient des formes de psychothérapies différentes. On cherchait à identifier ce qui contribue à la guérison. Et j’avais déjà rassemblé quelque chose d’un peu différent car j’avais trouvé une forme d’alternative à la psychothérapie traditionnelle que j’appelle la Communication Non Violente. Par exemple, ma démarche de faire de la psychothérapie ne consiste pas à essayer d’analyser d’où vient l’origine du problème de la personne. Je propose une autre manière de communiquer, de penser et de faire connaître qui elle est avec puissance. C’était déjà à l’époque une façon assez différente de s’y prendre par rapport à ce que faisaient les autres psychothérapeutes. C’est pour ça que Rogers m’a demandé de faire partie de ce projet de recherche. Le projet consistait à assigner un patient à chaque psychothérapeute et on enregistrait les sessions. Les médecins qui s’occupaient de ces patients essayaient de mesurer s’il y avait une forme de guérison. Et Rogers faisait des corrélations entre ce qu’on pouvait observer d’après les enregistrements et la guérison. Cette recherche a réellement donné une confirmation de ce sur quoi je travaillais. Car il a été démontré durant ces recherches que la thérapie s’avérait efficace dans la mesure où le thérapeute manifestait à la fois une attitude empathique et honnête vis-à-vis du patient. Or, j’avais justement conçu dans mon approche une manière d’être honnête et attentif à l’autre. C’est-à-dire un comportement pour être capable de manifester de l’empathie par rapport à une personne, quelle que soit sa façon de s’exprimer. Donc c’est comme ça que j’ai rencontré Carl Rogers durant cette recherche et l’on a gardé un lien par correspondance jusqu’à sa mort.

 

Est-ce que l’empathie serait le pilier central de la Communication NonViolente ?

C’est une manière de manifester ce qu’est en effet le pilier central. La partie centrale de la Communication NonViolente n’est pas de la communication, mais c’est une certaine conscience. Ceci pour nous amener à prendre conscience qu’à chaque moment nous avons le pouvoir de créer la vie. Il n’y a rien qui ne soit plus plénifiant, plus comblant que de participer au bien-être d’autrui. Une fois qu’on a cette confiance-là, cette volonté de se mettre en lien de telle manière qu’on va pouvoir répondre au bien-être des uns et des autres, alors l’empathie devient une composante importante. Mais dans la mesure où elle permet de manifester quelque chose. Si on pratique l’empathie de façon mécanique, comme si c’était une technique, ça met les gens sur les nerfs. Donc, il est très important que l’intention qu’il y a derrière l’empathie est bien le désir de contribuer au bien-être de l’autre. Et puis d’être soi-même honnête sans émettre de critique ni de reproche.

 

Pouvez-vous définir les bases essentielles de la CNV ?

À la base, la Communication NonViolente répond à la question : qu’est-ce qui est vivant en nous ? Ce n’est rien de très nouveau. Dans toutes les cultures du monde entier où j’ai l’occasion de travailler, une chose que toutes on en commun, c’est que les gens qui leur appartiennent disent : “Qu’est-ce qui est vivant ?” Dans toutes les cultures et dans toutes les langues, on se pose toujours cette question. Je crois que c’est une question qui est naturelle, et c’est la raison pour laquelle elle est répandue partout sur la terre. Mais depuis environ 9000 ans, nous avons été éduqués à nous couper de la vie, à servir les autorités. Cela nous a amené à utiliser un tout autre langage et à avoir une autre conscience. Mais une partie de la Communication Non Violente est de faire savoir ce qui est vivant en nous. Sans émettre la moindre critique ni le moindre reproche.

L’autre partie de la CNV, consiste à dire à votre vis-à-vis ce que vous aimeriez qu’il se passe pour rendre votre vie plus belle. Et présenter cette demande comme un cadeau à quelqu’un, comme une occasion offerte de répondre s’il a du plaisir à répondre. Donc les bases de la CNV consistent à faire part de ce qui est vivant en nous et de finir en disant : “Voilà ce qui me rendrait la vie plus belle.” Et avoir la capacité de recevoir la même information de la part de notre interlocuteur, même si celui-ci ne sait pas comment dire ces choses. Deux des choses que les gens disent à peu près partout dans le monde à propos de la Communication non violente, c’est : “Qu’est-ce que c’est simple !” Dire ce qui est vivant, ce que l’on veut, et entendre la même chose de notre vis-à-vis... Mais la deuxième chose que les gens ajoutent, c’est : “Qu’est- ce que c’est compliqué !” Et c’est vrai que c’est difficile, car cela fait des années que l’on a été programmés à penser différemment. D’autant plus que les structures que nous avons créées contribuent à perpétuer cette mentalité. Je parle de nos structures économiques, judiciaires, gouvernementales... Et aussi bien sûr dans les écoles, par le biais de la télévision... tout cela éduque les gens d’une façon assez radicalement différente de ce que nous essayons de faire.

 

Pourquoi avoir appelé cette méthode Communication NonViolente, donc dans une définition par la négative ?

Je regrette ! Gandhi non plus n’aimait pas ce terme... car il dit ce que la communication n’est pas, au lieu de décrire ce qu’elle est. Or l’essentiel de notre enseignement est de dire ce que nous voulons plutôt que ce que nous ne voulons pas. Alors pour répondre à votre question, il y a bien des années, je n’avais pas de nom pour ce processus. Et une femme dans une ville aux États-Unis a réussi à attirer un monde fou à un séminaire qu’elle animait. C’était exactement le genre de personne avec qui j’avais envie de travailler, qui avait à faire avec le racisme qui était très présent à l’époque aux États-Unis et qui était très engagée à faire advenir un changement social. J’étais extrêmement curieux de savoir comment elle s’était prise pour attirer dans son stage précisément les personnes les plus intéressantes. J’ai vu que la publicité qu’elle avait faite portait le terme “communication non violente.” Ensuite, je l’ai aussi utilisé de temps en temps quand j’animais des ateliers avant de le garder. Mais aujourd’hui j’appellerai cette approche différemment comme la Langue de la Vie ou la Communication Compatissante.

 

Quel est l’apport de la CNV par rapport à la colère ?

Ah... La colère est bien précieuse pour apprendre la Communication NonViolente. Je trouve que la colère a beaucoup de valeur parce que je crois qu’elle est le résultat d’une manière de penser qui contribue à la violence sur notre planète. Donc si nous pensons d’une manière qui contribue à la violence et qui garantit pratiquement à coup sûr que soit nous n’obtiendrons pas ce que nous voulons ou soit nous l’obtiendrons mais alors nous allons le payer cher. C’est la raison pour laquelle nous avons tant d’estime pour la colère. Nous ne disons jamais à quiconque : “Soyez gentils, réfrénez votre colère.” Au contraire, quand vous êtes en colère, utilisez-là comme une sonnette d’alarme et prenez conscience qu’au moment où vous l’exprimez, c’est que vous êtes en train de penser d’une manière qui n’est pas en harmonie avec nos valeurs les plus profondes. Ce qui fait que quand quelqu’un se met en colère, on lui suggère de faire à l’instant une petite méditation rapide. De s’arrêter et de prendre conscience du type de pensée qu’il est en train d’avoir. Et après avoir identifié cette pensée, nous pouvons faire comprendre à la personne qu’il s’agit-là d’une distorsion tragique de ses besoins. On a des besoins qui ne sont pas satisfaits à travers l’acte d’une personne. Mais quand nous sommes en colère, nous perdons le contact avec ses besoins et à la place nous pensons à ce qui ne tourne pas rond chez la personne. Cette pensée comprend implicitement l’idée que l’autre mérite de souffrir. Il est donc important d’apprendre aux gens à traduire ce genre de pensée en terme des besoins qu’ils ont. De sorte qu’ils puissent refaire le lien avec la vie, avec leurs besoins ; et c’est seulement là qu’on les encourage à parler.

 

Je trouve que le titre du livre “Cessez d’être gentil, soyez vrais” de Thomas d’Ansembourg est très parlant... Il nous invite à être plus authentique vis-à-vis de soi-même et des autres...

Au moment où vous m’avez parlé de la colère, j’ai pensé à Thomas d’Ansembourg... Oui, en Communication Non Violente, nous voulons être sûrs que les gens ne sont pas gentils ou complaisants, mais vrais et authentiques. Un de nos formateurs aux Etats-Unis a titré son livre exactement de la même façon en ignorant totalement que Thomas d’Ansembourg avait aussi choisi le même titre. En fait, cette méthode nous enseigne comment vivre avec des gens qui n’ont pas l’habitude de communiquer de cette façon en apprenant à entendre par-delà les messages, quels qu’ils soient, ce qui est vivant chez l’autre. Si par exemple une personne vous insulte, c’est important d’être conscient de ce que cette personne ressent et des besoins qu’elle a. De ne pas écouter ce qu’elle est en train de penser à votre sujet, mais d’écouter la vérité. Cette vérité étant qu’elle éprouve certains sentiments qui sont reliés à ses besoins. Donc on enseigne aux gens à se mettre en lien à ce qui est vivant chez leurs interlocuteurs, si ceux-là les insultent, leurs répondent : “Non !”, ou s’ils restent silencieux. Et en offrant aux autres ce qui est vivant chez nous, nous allons faire en sorte qu’ils puissent entendre ce qui est vivant en nous, même si c’est difficile pour eux. Car ils ont des schémas inscrits et consolidés en eux d’années en années. J’ai constaté que lorsque deux groupes se mettent en lien de cette façon-là, que chacun des deux côtés, on voit ce qui est vivant chez l’autre, sans entendre la moindre critique, l’expérience m’a démontré que lorsqu’on arrive à cette qualité de dialogue et de lien, on arrive à résoudre n’importe quel conflit de manière pacifique.

 

À vous entendre, cette approche semble vouloir toucher au cœur de chaque être, comme un langage universel...

Oui mais il n’y a rien de nouveau ! Un jour, à la fin d’une formation en Palestine, un jeune homme est venu me voir et m’a dit : “Marshall, ne le prenez pas personnellement, j’aime beaucoup votre formation, mais ce n’est rien de nouveau. C’est de l’Islam en application !” Alors il m’a vu sourire et me demande : “Pourquoi souriez-vous ?” Je lui réponds qu’hier j’étais à Jérusalem et un rabbin m’a dit que c’était du judaïsme appliqué ! Et l’homme qui coordonne nos projets au Sri Lanka, un prêtre jésuite, pour lui c’est du christianisme en application. Mais toutes les personnes dont je vous parle font partie d’une minorité dans leur religion respective. Des recherches ont démontré qu’environ 80 % des personnes qui appartiennent à une religion ont des vues considérablement différentes par rapport à ce que la Communication NonViolente propose...

 

Comment est enseignée la Communication NonViolente de par le monde ? Est-elle proposée dans certaines écoles ?

Nous sommes débordés d’une façon absolument délicieuse quand on constate comment la CNV se propage actuellement dans le monde. On l’enseigne dans des écoles dans beaucoup de pays. Mon dernier livre s’appelle “Une éducation pour enrichir la vie” et il décrit comment fonctionnent les écoles qui vivent en harmonie avec la CNV. Et dans celles-ci les recherches démontrent que la violence décroît de façon très significative et que le degré d’apprentissage augmente proportionnellement. Il existe de telles écoles en Israël, en Palestine, en Inde, en Italie... Et dans toutes les écoles de Serbie, il y a au moins un enseignant qui enseigne le processus de la CNV. Leurs voisins en Macédoine ont entendus parler de cette expérience et ont fait venir tout un groupe d’enseignant pour à leur tout enseigner de cette façon dans leurs écoles. Nous sommes vraiment très excités de voir à quelle vitesse la CNV se diffuse dans les écoles. Pour les universités, comme par exemple en Colombie-Britannique ou au Canada, on a enseigné le processus à des étudiants et ceux-ci enseignent à leur tour à des enfants plus jeunes. D’ailleurs, ils viennent de recevoir une récompense nationale pour ce projet. Mais à l’instant où je vous parle, j’ai un enthousiasme encore plus grand concernant la manière dont la CNV se répand dans les prisons. Nous avons reçu il y a 3 jours un mail de la part de Lucy Leu qui est notre coordonnatrice de notre projet sur les prisons. Elle est d’origine chinoise et vit dans l’état de Washington. Ce projet marche si bien qu’il monte vers le nord au Canada et descend vers le sud en Oregon. Mais la cause de mon plaisir était la photo qu’elle nous a envoyée où on l’a voit en train de partager le processus auprès de 3000 femmes en prison en Chine... Et une autre photo où elle enseigne la CNV auprès de plusieurs milliers d’hommes en prison. Nous avons aussi des expériences magnifiques avec des policiers, des militaires. Notamment lorsque je suis intervenu en Israël auprès des policiers, on a pu prouvé qu’il y avait une baisse radicale des plaintes contre eux concernant leurs actes de violence. Nous donnons aussi une grande priorité à l’éducation des enfants par les parents, en apportant un soutien d’une façon très différente et efficace. Récemment, nous avons donné un séminaire en Inde où il y avait 3000 participants, des intouchables... Oui, nous sommes très heureux de voir la vitesse sidérante à laquelle ça bouge. Mais l’un des meilleurs exemples, c’est juste ici, avec notre réseau francophone en Suisse, Belgique, France et Québec, qui est actif dans toutes sortes de milieux. Par exemple dans certaines banlieues françaises, à Brest, à Nantes. J’aimerai beaucoup aller dans les banlieues. J’ai beaucoup travaillé avec les gangs de rues aux États-Unis. J’aime ce travail !