La famille Gautier ne s’engueulera pas à Noël. Elle s'assiéra en cercle. Par Morgane Bertrand, L'Obs

Les Gautier se retrouvent tous les ans après Noël pour dire, à tour de rôle, un souvenir de l'année écoulée. Une leçon d'écoute en famille. 

Par Morgane Bertrand. Publié le 25 décembre 2018 à 14h04 sur le site de l'Obs

"Je me souviens quand je suis allé en Corse, qu’on a rencontré un copain et qu’on a dormi sur le pont du bateau", dit Edgar*, 8 ans."Je me souviens du moment où le chirurgien m’a dit qu’il renonçait à m’opérer, ce que je redoutais tant", dit Jeanne, 80 ans."Je me souviens avoir participé à une pièce de théâtre où on a joué Montesquieu, un moment inoubliable", dit Axel, 12 ans. "Je me souviens que ma mère est morte dans nos bras, Nathalie et moi, un râle, un souffle, puis plus rien", dit Pierre, 60 ans.

En ce mois de janvier, réunis en cercle, la quasi-totalité de la famille Gautier, les plus âgés comme les plus jeunes, frères, soeurs, conjoint(e)s, enfants, cousin(e)s, prennent la parole à tour de rôle. Dans les sens des aiguilles d’une montre, ils évoquent un souvenir.

"On partage quelque chose de vécu l’année d’avant. Ca peut être intime, mais pas forcément. Peu importe le souvenir en réalité. Ce qui compte, c’est ce moment où chacun parle et est écouté par les autres", explique Ferdinand.

Personne n’interrompt, ne conseille, ne commente : c’est une sorte d’anti-débat.

"L’idée est de vivre une égalité de parole, comme dans une vraie démocratie.

Parfois un ange passe, "on a de beaux moments de silence !"

 

Des échanges plus intimes

C’est Ferdinand, 55 ans, musicien, numéro cinq dans une fratrie de six, qui a pris l’initiative de ce rituel familial. Le procédé, qui pourrait inspirer bien des familles, lui est venue après la lecture d'un livre de Guy Corneau, "N'y a-t-il pas d'amour heureux ?".

"Je ne trouvais pas mon compte dans ces réunions de Noël, je rêvais d’échanges plus intimes, que chacun prenne la parole à la première personne."

Alors avec quelques frères et soeurs, Ferdinand suggère de monter des projets familiaux. "Nous sommes partis ensemble dans le désert, nous avons loué une maison, et puis nous nous sommes proposés ces cercles de parole..."

Depuis 2000, rendez-vous est pris chaque année après Noël.

 

"Dire sa vérité"

"Pouvoir dire sa vérité, dans un moment ritualisé, c’est un des plus beaux cadeaux qu’on puisse se faire. Chacun tire le joyau de l’année qui vient de s'écouler, une pépite, le partage, et on fait une couronne avec."

Il faut dire, plus prosaïquement, que trente personnes autour de la table, ce sont autant de possibilités de malentendus, de non-dits, de mal-dits… Autant de sources de conflits.

En un film, "Festen", le réalisateur Thomas Vinterberg parvient ainsi à montrer la violence et les ravages que peuvent produire les non-dits dans une famille. Inceste, suicide, déni, exclusion… Rien de tout cela chez les Gautier ! Ici - comme chez beaucoup - "on préfère fuir les conflits" mais Ferdinand, lui, a décidé "de les vivre", "de ne pas en avoir peur". Et d’emmener sa famille dans l'aventure :

"Un conflit c’est comme un message à décoder, pour apprendre quelque chose ensemble."

Il semblerait que ça marche : depuis le premier cercle, pas une année ne manque au calendrier des "Je me souviens". Même si tous ne participent pas :

"Sur trente, cinq ou six vont faire un tour, d’autres écoutent sans parler, et puis il y a ceux qui disent : 'Il va encore nous faire le coup du "Je me souviens" et qui, à la fin, sont contents."

Certains choisissent même d’ajouter leur "joyau"... par mail. Car l’exercice est difficile, et ne fonctionne que s’il est choisi :

"On peut ne pas adhérer, on est libre ! Mais depuis que je vis ces cercles, je ressens ma famille comme jamais, et j'ai l’impression qu’on est comme nos ancêtres, qui se rassemblaient autour du feu pour se raconter des histoires, la leur, et ont commencé à faire groupe. C’est rare de vivre ça, ce moment où tu parles et où tout ton clan, ta communauté, écoute. Je suis heureux de voir que nos enfants s’en emparent aussi d’ailleurs. Un neveu le fait avec ses copains, pour le Nouvel an."

 

A l’heure de l’héritage

Le terrain ainsi préparé, la fratrie a pu passer à la vitesse supérieure quand a surgi le conflit de tous les conflits : l’héritage. En 2016, le père octogénaire, ancien expert-comptable, avait tout prévu pour l’avenir de l’une de ses maisons, mais les enfants n’étaient pas de cet avis. Eux entendaient avoir voix au chapitre, lui a fermé les écoutilles. Qu’à cela ne tienne : Ferdinand a fait appel à un médiateur, François Cribier, pour ouvrir la discussion, dans le cadre de ce qu’on appelle "un cercle restauratif", cercle de parole codifié en vue de résoudre un conflit précis.

"Il a fallu trois mois pour que tout le monde accepte de participer. Nous avons finalement passé 7 heures, sans pause, à dialoguer !"

Ecoute, reformulation… La parole circule tant bien que mal, selon les règles posées par le "facilitateur". Résultat :

"Il y a eu de la colère, puis c’est redescendu. On a trouvé un terrain d’entente et élaboré un plan d’actions qui permette d’apaiser le conflit, qu’on a écrit noir sur blanc. On a fini ensemble autour d’un bon repas."

A l’issue de cercle restauratif, Ferdinand retient un enseignement :

"On peut communiquer et s’entendre sans être d’accord sur tout. Ma formatrice en CNV, Véronique Gaspard, dit que je peux choisir de faire du conflit une ressource, de transformer la merde en compost... C’est ce que nous avons fait !"

L’été dernier, le pater familias est mort. La mère et sa descendance se sont une nouvelle fois réunis en cercle, pour lui rendre hommage cette fois. En attendant le prochain "Je me souviens" ? "Après la mort de mon père, c’est un peu particulier", hésite Ferdinand. Mais si cercle il y a, il sait déjà ce qu’il dira :

"Je me souviens que mon père est mort, et de ce jour où on l’a appris. La beauté de l’enterrement, de la cérémonie, du texte que j’ai écrit à cette occasion, où j’ai pu dire comme il était difficile de le rencontrer, et ma joie d’y être arrivé, même tardivement, grâce à ce conflit."

Morgane Bertrand

*Noms et prénoms modifiés 


Profession "facilitateur"

Avec la famille Gautier, François Cribier a réussi l’impossible. De nombreux médiateurs fuient les conflits de succession, émotionnellement explosifs, trop pleins des non-dits de vies entières. François Cribier intervient aussi, avec sa collègue Véronique Gaspard dans le cadre de l’association Déclic-CNV et Education, dans les établissements scolaires. "La justice restaurative que nous pratiquons, les systèmes et cercles restauratifs, a été élaborée par Dominic Barter, qui l’a notamment mise en oeuvre dans les favelas au Brésil dans les années 1990. Elle peut s’appliquer à quantité de situations : établissements scolaires, quartiers, famille…", assure le spécialiste. "L’originalité de cette approche est son aspect systémique : une communauté imagine, par un travail d’écoute, un système de justice qui lui est propre, qui n’est pas calqué sur les systèmes punitifs que nous connaissons, qui part du besoin des gens." Des entreprises, ou des associations, "des structures où l’on veut prendre en compte l’avis de tout le monde pour enrichir le collectif", font aussi appel à ses services. 
M.B.

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Morgane Bertrand LObs